HECTOR DE SAINT-DENYS GARNEAU ET ANNE HÉBERT
Les grands aînés sont les premières figures marquantes de la littérature québécoise moderne. Hector de Saint-Denys Garneau (1912-1943) et Anne Hébert (1916-2000) sont de cette génération qui, à partir des années 1930, délaisse la littérature patriotique pour faire de l’écriture une quête originale et personnelle.
Avec Regards et jeux dans l’espace en 1937, Saint-Denys Garneau propose, en vers libres, des poèmes qui étonnent encore par leur ton détaché, leurs formulations un peu étranges, faussement naïves : « On a décidé de faire la nuit/pour une petite étoile problématique ». Résolument tourné vers l’absolu, refusant les distractions, il est un poète contemplatif, très critique envers lui-même. Il est fasciné par certaines figures comme l’enfant et le pauvre, dans lesquelles il reconnaît son propre désir de simplicité, de solitude, de sincérité. Le poète vit alors à Sainte-Catherine-de-Fossambault, près de Québec, dans un manoir familial où, pendant l’été, il retrouve sa cousine Anne Hébert.
Contrairement à Saint-Denys Garneau, qui écrit son œuvre en cinq ans à peine avant d’être retrouvé sans vie au bord de la rivière Jacques-Cartier, Anne Hébert produit une œuvre colossale. Elle s’étale sur un demi-siècle, comprenant de la poésie, des romans et du théâtre. Si Le Tombeau des rois (1953), son premier recueil, est une exploration de l’envers sombre et violent de la réalité, Mystère de la parole (1960) est une ouverture au côté lumineux, la célébration du vivant. Par la suite, ces deux œuvres ont été associées à un passage important de notre histoire : entre la noirceur du passé canadien-français, avant 1960, et la libération du désir et la prise de parole collective, pendant la Révolution tranquille.
Cela dit, les poèmes d’Hébert, comme ceux de Saint-Denys Garneau, parlent avant tout d’une aventure essentielle, d’une libération intérieure, à laquelle tout être humain est convié.
ACCOMPAGNEMENT (extrait)
Je marche à côté d’une joie
D’une joie qui n’est pas à moi
D’une joie à moi que je ne puis pas prendre
Je marche à côté de moi en joie
J’entends mon pas en joie qui marche à côté de moi
Mais je ne puis changer de place sur le trottoir
Je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-là et dire voilà c’est moi
Hector de Saint-Denys Garneau, « Accompagnement », Regards et jeux dans l’espace (1937)
MYSTÈRE DE LA PAROLE (extrait)
Dans un pays tranquille nous avons reçu la passion du monde, épée nue sur nos deux mains posées
Elle inventait l’univers dans la justice première et nous avions part à cette vocation dans l’extrême vitalité de notre amour
La vie et la mort en nous reçurent droit d’asile, se regardèrent avec des yeux aveugles, se touchèrent avec des mains précises
Des flèches d’odeur nous atteignirent, nous liant à la terre comme des blessures en des noces excessives
En un seul éblouissement l’instant fut. Son éclair nous passa sur la face et nous reçûmes mission du feu et de la brûlure
Anne Hébert, Mystère de la parole (1960)