OU POURQUOI LA POÉSIE NE RIME PAS TOUJOURS
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la poésie est dite régulière ou classique. Elle est composée de lignes (appelées vers), bien mesurées (elles ont toutes le même nombre de syllabes) et qui doivent rimer, comme c’est le cas pour la chanson. Douze syllabes, par exemple, font un alexandrin, comme celui-ci de Baudelaire : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. » La raison est simple : les épopées ou les chants des troubadours ne sont pas des poèmes destinés à être lus en silence, sous la forme d’un livre, mais récités et chantés. Les rimes et la mesure des vers favorisent la mémorisation. Ils donnent à la langue la force d’un rythme, d’une musique.
Avec l’arrivée de l’imprimerie et, surtout, l’éducation obligatoire et l’accès à la lecture, le livre s’impose. La poésie peut alors s’alléger de certaines règles. Il faut dire aussi que les écrivains romantiques, à la différence des classiques, valorisent une écriture moins codifiée, plus naturelle et inattendue. Les premiers vers libres apparaissent en 1886, dans la revue La Vogue, sous la plume d’Arthur Rimbaud et de Jules Laforgue.
L’usage du vers libre se généralise au siècle suivant, avec Guillaume Apollinaire et les poètes surréalistes. Ces derniers cherchent une expression spontanée, laissant libre cours aux images venues des profondeurs de l’imagination, sans les faire entrer de force dans une forme fixe. Depuis, la poésie continue de délaisser les règles classiques, ne cessant d’inventer de nouvelles formes. Même si elle a pris ses distances avec la chanson, elle n’a rien perdu de son rythme.
L’UNION LIBRE (extrait)
Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d’éclairs de chaleur
À la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d’étoiles de dernière grandeur
Aux dents d’empreintes de souris blanche sur la terre blanche
À la langue d’ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d’hostie poignardée
À la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
À la langue de pierre incroyable
André Breton, 1931