sur YouTube ces personnes montrent et se montrent
avec la caméra de leur téléphone
une vidéo après l’autre j’observe en direct
la crise dans les rues les tunnels et le métro
l’émeute sur place
en utilisant le même mot-clé
devant mon écran je ne manque rien
et observe à partir de plusieurs points de vue
les publications apparaissent toutes seules
je n’ai qu’à cliquer dessus chez moi
une trente-neuvième fois
je n’arrive plus à contrôler ma sensibilité
je me fâche et m’en veux
d’être capable d’avoir autant de plaisir tout le temps
aux dix minutes la publicité vidéo revient
toujours la même
la publicité d’une boisson sur Internet me dit de faire du bruit
de me rappeler la clameur ne pas disparaître gentiment
dans le ronronnement l’indifférence des machines
dans l’actualité les recettes vedettes
les visages cadrés carrés les files d’attente
les cérémonies télévisées en direct les listes
de toutes les manières de vivre les objectifs de perte de poids
et que les lumières qu’on éteint
doivent encore déchaîner quelque chose
comme une soif c’est écrit sur la canette
et les caméras sur l’émeute reviennent
Charles Dionne est écrivain et scénariste. Au Quartanier, il a publié trois livres de poèmes, Infestations (2020), Navettes (2019) et La main invisible (2016, finaliste au prix Émile-Nelligan). D'espoir de mourir maigre, paru à La Tournure en 2013, a également été finaliste au prix Émile-Nelligan.
Sa vision de la poésie
La poésie n’imite pas le monde, elle l’explore.
Le poème est un dialogue entre nous et la possibilité d’exister, sans raison, sans début ni fin. L’existence, qui est une détresse insupportable si on ne la met pas à l’épreuve. La poésie transforme la détresse en élan, l’obscurité en éblouissement ; elle « marche à tâtons »*.
La poésie nous arrache au silence et aborde la question interdite : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Elle investit l’espace que nous avons laissé vacant.
Les poèmes prennent la langue en défaut et interviennent ; la délient, la découpent et la recollent. La poésie libère la parole et se fraie un chemin. La poésie a le champ libre.
* Émile Nelligan
Louis Geoffroy est un poète du souffle. Méconnu, son livre Un verre de bière mon minou, qui se lit comme une seule phrase, comme un fleuve, témoigne d’une impressionnante mise en scène de la mécanique sociale du point de vue des gens les plus ordinaires. Comme quoi, derrière l’apparente insignifiance des gens se décline, tout en finesse, l’expérience maladroite de la vie et que c’est dans les contrastes de la ville qu’on l’observe le mieux.
La forme de ses textes illustre une innovation propre aux années 1970. Mais cette expérimentation lui est personnelle. Nulle part n’existent des textes comme ceux de Louis Geoffroy. À travers ce que certains ont appelé ses « chants » se révèle une quête que tous mènent : « une fraction de seconde de beauté ». Pour la trouver et réellement l’apprécier, cette seconde, il faut aussi savoir apprécier la laideur.
je dormirai la tête au creux de ton amour
et les poings refermés griffant l’eau de ton aube
ton corps comme le ciel de si étranges musiques
nues aux confins mordorés de l’auroch
tu danseras les mers et tendresses profondes
l’eau vagira plus loin les cris des océans
viens l’enfer est intense et mon film est rebelle
nécrose merveilleuse d’un spasme intransigeant
la rue refermera ses restaurants d’odeurs
mes lettres porteront des stigmates d’auteur
d’autres mythologies d’autres Emmanuelles
passeront par l’abord d’où je reviens déjà
je dormirai les mains enfoncées dans tes lèvres
lentement merveilleuses et crépusculairement
d’une rougeur de nuit à donner à mon sexe
qui broie par-dessus toi des Septembre de chair
ô longue longue créature de vie
« Adorable créature de nuit »
Inédit publié dans le magazine Hobo Québec
Lire la poésie de Jean-Philippe Tremblay, c’est comme recevoir un coup de pelle au visage. Il écrit avec une force d’énonciation à couper le souffle. En quelques mots, il arrive à résumer toute une décennie. « Nous sommes plastique / fruits abîmés de peu de rêves / chair d’une amérique / de chlore et de téléromans ».
Bien qu’il n’ait publié qu’un recueil, il n’en est pas moins un auteur important. Le narrateur de ce recueil, Carnavals divers, prend des allures de banlieusard, de petit bourgeois et de grosse patate de salon devant la télévision. C’est la figure générique, reproductible, de celui qui s’est endormi dans le confort, pour qui tout ce qui bouge autrement que le reste doit évidemment être suspect. Parfois ce sont ceux aux « dents tellement blanches la grosse veine sous leur cravate », mais surtout, c’est celui qui « essaie de ne pas se tuer au cas où il se passerait quelque chose ». Parce qu’il ne se passe rien et que l’immobilité est reine.
[…] dehors les chiens pas de médaille aux plafonds trop bas pour s’y accrocher par le cou rampez dans la gadoue de vos rires d’édentés toujours le pied sur le brake au moment de brûler […]
Extrait de Carnavals divers